Les mathématiques et la vie

Par Paul Montel

Texte de la conférence inaugurale de M. Paul Montel faite à l’occasion de la réouverture du Palais de la Découverte, après la libération de Paris, le 25 Novembre 1944.

Edition tirée à 590 exemplaires et commentée en image par Pierre Collot (1947)

On a dit souvent que les mathématiciens sont les moins ennuyeux des spécialistes parce qu’ils ne parlent jamais de leur spécialité. Je suis fâché de porter atteinte à cette bonne réputation, mais je voudrais cependant vous montrer que leur spécialité est un peu la vôtre et que toute la vie moderne est comme imprégnée de mathématiques. Les actes quotidiens et toutes les constructions des hommes en portent la trace, et il n’est pas jusqu’à nos joies artistiques ou à notre vie morale qui n’en subissent l’influence. Pour le faire voir, je m’excuse d’évoquer les formes les plus modestes de la vie de chaque jour, mais il importe de se rendre compte que la mathématique nous suit comme notre ombre jusque dans les plus humbles démarches de notre activité.
A votre réveil, ce matin, n’avez-vous pas interrogé votre montre, et, pour une soustraction rapide, constaté que vous pouviez, ou non, paresser encore un peu dans votre lit ? Ainsi, la journée a débuté par une opération mathématique. En songeant à votre tâche du jour, à vos rendez-vous, à la durée probable des entretiens, à la longueur des déplacements, vous avez effectué des additions et des soustractions qui vous ont permis de dresser le plan de votre journée et de l’établir dans le temps et dans l’espace. En achetant vos journaux, en vous livrant à d’autres acquisitions, vous avez composé la somme due ou observé le marchand qui faisait l’appoint : nouvelles opérations, nouveaux calculs !
S’il vous est arrivé de déjeuner au restaurant, vous avez, sans vous en douter, vérifié ces propriétés de l’addition que l’on a coutume d’appeler la commutativité et l’associativité et qui vous paraissaient si abstraites à l’école. Car il ne vous a pas échappé que le prix d’un repas ne dépend pas de l’ordre dans lequel les plats ont été servis, c’est-à-dire qu’une somme de plusieurs termes est indépendante de l’ordre de ces termes : c’est la commutativité. Ce prix ne varie pas davantage s’il vous a plu de réunir plusieurs plats en un seul, c’est-à-dire que la valeur d’une somme ne change pas quand on réunit plusieurs termes en un seul : c’est l’associativité.

Jusqu’au soir, vous avez ainsi effectué des calculs plus ou moins conscients et appliqué des règles mathématiques. Mais votre activité scientifique ne s’est, pas limitée à l’arithmétique ; et, chemin faisant, vous avez vérifié aussi les lois de la géométrie. Pour vous rendre à vos rendez-vous, vous avez essayé de suivre des lignes droites et, lorsque le dessin des rues vous en a empêché, vous avez cherché le trajet le plus direct en remplaçant une ligne enveloppante par la ligne enveloppée, qui est plus courte. Si vous vous êtes occupé de tissus, de papiers, de récipients, vous avez évalué des longueurs, des surfaces, des volumes.
Ainsi, toute la journée vous faites des mathématiques et souvent, comme M. Jourdain faisait de la prose : sans le savoir.


Les hommes ne sont pas les seuls êtres vivants que la vie a contraints à l’usage incessant de la mathématique. Les animaux s’y soumettent aussi et leur instinct, affiné par le lent travail de l’hérédité, les a conduits à la découverte des lois mathématiques que l’homme seul a su formuler clairement et qui semblent demeurer en eux, comme obscurément attachées à la forme même de leur conscience.
Si vous vous arrêtez et appelez votre chien, il accourt en ligne droite ; si vous l’appelez en continuant à marcher, il se met à votre poursuite en suivant une courbe appelée « courbe du chien » et qui est décrite de telle manière que le corps de l’animal soit, à chaque instant placé en ligne droite avec la position de son maître.
Observez une bête de somme qui porte un fardeau ou tire un véhicule sur une route montante : vous la verrez décrire des zigzags vers la gauche et vers la droite de manière à éviter autant que possible la direction même de la route. Il est certain que la charge est d’autant plus pénible à porter que la pente du chemin suivi est plus raide. La Géométrie nous apprend qu’on peut tracer sur la route des lignes, généralement parallèles aux bords, qui possèdent la pente la plus forte. Le cheval et le mulet s’en défient, comme s’ils connaissaient cette loi géométrique.
Dans les pays de montagnes, en Auvergne par exemple, les moutons qui paissent comme on sait en arrachant l’herbe, se déplacent en se fatiguant le moins possible. C’est pourquoi on distingue sur le terrain du pâturage ainsi dépouillé, une série de lignes de niveau pareilles à celles qui figurent sur les cartes d’Etat-Major. L’animal a su trouver la ligne dépourvue de pente.
Un des exemples les plus curieux de l’observation des lois mathématiques par les animaux nous est fourni par le mode de construction des ruches d’abeilles.
Chaque cellule d’une ruche à la forme d’un tube dont la paroi est à six faces planes ; ce tube est ouvert à une extrémité et fermé, à l’autre extrémité, par une paroi en pointe constituée par la réunion de trois losanges égaux. Il y a deux couches de cellules placées dos à dos de manière que la paroi du fond forme la cloison qui sépare les cellules adossées et de façon aussi que les trois losanges d’une cellule appartiennent à trois cellules opposées différentes.
Cet emploi d’une cloison commune aux deux couches permet une première économie de cire. Une nouvelle économie peut être réalisée en choisissant convenablement l’ouverture du losange. Si on mesure avec précision l’angle des losanges dans les cellules d’une ruche, on trouve une valeur qui correspond exactement à la moindre dépense de cire.
Jadis un mathématicien avait traité ce problème et trouvé un angle différent de celui que les abeilles ont adopté. Mais c’est le mathématicien qui s’était trompé. Lorsque le calcul a été repris, on a dû reconnaître que les abeilles avaient parfaitement résolu la question.
Cette recherche d’économie se retrouve partout dans les phénomènes naturels ; les lois de la nature posent des problèmes mathématiques que les animaux et les plantes arrivent à résoudre comme de véritables spécialistes, en introduisant dans le monde végétal et le monde animal des formes géométriques et des liaisons mécaniques très exactement définies. Paul Valéry contemplant les éléments géométriques d’une coquille pose le problème de rechercher « à quoi nous reconnaissons qu’un objet donné est ou non fait par un homme ».

Nous avons vu le rôle joué par les mathématiques dans la vie courante, pour les besoins communs à la plupart des hommes. Mais chacun d’eux a généralement un outil à employer, une machine à utiliser, un appareil à mettre en marche, sans parler des spécialistes, constructeurs, architectes, ingénieurs, marins, chez lesquels l’usage des mathématiques a un caractère pour ainsi dire permanent et une utilité de tous les instants. C’est une direction à définir, un diamètre à mesurer, une vitesse à évaluer, une construction dont il faut établir le plan, la coupe et l’élévation.
La mathématique intervient également pour apaiser la souffrance humaine. Le médecin l’emploie dans ses dosages, le bactériologiste dans ses dénombrements, le chirurgien dans ses interventions et dans la forme de ses pansements. Le procédé de localisation des projectiles par la radiographie qui a rendu tant de services pendant la grande guerre est une application simple des lois des triangles semblables. C’est cette même application qu’utilisaient les anciens Egyptiens pour mesurer la hauteur des Pyramides ou de toute élévation de terrain dont la base est inaccessible. Au lieu de l’ombre radiographique, ils employaient l’ombre du soleil.
Si la mathématique est présente dans l’exercice de toute profession, il v a des métiers dent la liaison avec, elle, plus particulièrement avec la Géométrie, est tout à fait étroite. Ce sont cependant des métiers que leur caractère artistique semblerait devoir éloigner d’une science des quantités. Je veux parler de la vannerie, de la couture et de la chaudronnerie.
Si vous tendez un fil sur la surface d’un corps solide parfaitement poli de manière que ce fil ne quitte pas le corps et s’y maintienne en équilibre, il prend une forme particulière et réalise, sur la surface, le chemin le plus court entre deux de ses points : sur une boule sphérique, par exemple, le fil dessinera un arc de grand cercle de la sphère. Dans la construction d’un objet en vannerie, qui est un assemblage de bandes souples, il est bon que ces bandes dessinent sur la surface du corps qu’elles réalisent, d’un panier par exemple, de telles lignes de plus court chemin, de manière qu’ainsi tendues, elles se tiennent naturellement en équilibre. Pour la construction de chaque objet, les vanniers résolvent ainsi un problème de géométrie dont les règles empiriques leur cachent parfois le sens exact.
C’est dans l’art de l’habillement que la mathématique joue un rôle tout à fait important. Habiller le corps humain, c’est confectionner une surface dont la forme, surtout lorsqu’elle est très ajustée, reproduise celle du corps, en partant d’une surface plane qui est celle du tissu. 11 est donc nécessaire, pour l’équilibre et la non déformation du vêtement, que les fils du tissu, au moins dans les régions où ils sont appelés à être tendus, aux épaules, à la taille, suivent le mieux possible les lignes les plus courtes que l’on pourrait tracer sur notre épiderme.
On sait qu’un tissu est formé de fils entrecroisés, la chaîne et la trame, qui dessinent un quadrillage. La direction du droit fil est celle de la chaîne ou de la trame ; la direction du biais est celle des diagonales du quadrillage. Lorsqu’on tire sur le tissu, la déformation est faible en droit fil ; elle est grande dans le biais. Il faut donc que le droit fil se place aux « points forts », suivant les lignes les plus courtes, à moins que, au contraire, on n’utilise la déformation du biais pour obtenir d’harmonieux flottements. C’est dans tous les cas, un problème de géométrie, plus difficile dans les périodes où les robes sont très ajustées, que l’on arrive à résoudre au moyen de la coupe et de l’assemblage.

Le « tissage en forme » pose lui aussi un difficile problème de géométrie des surfaces. Un tissu, qui est une surface plane, ne peut en général s’appliquer exactement sur une surface courbe. Le décor que porte ce tissu se trouve déformé en conséquence et si, à l’aide de ce dessin déformé, on veut obtenir un ensemble harmonieux, il importe de donner au décor, pendant le tissage, une contre-déformation qui disparaîtra dans la mise en forme. C’est une opération délicate et onéreuse : on ne l’utilise que pour des habits de cérémonie ou dans des circonstances exceptionnelles.
La fabrication des tissus ordinaires soulève d’ailleurs bien d’autres problèmes de géométrie et même de théorie des nombres. On sait que le fil de trame passe tantôt au-dessus et tantôt au-dessous du fil de chaîne et que les étoffes diffèrent par leur « armure », c’est-à-dire par la manière dont sont établis ces enchevêtrements. L’étude de ces dispositions de fils relève d’une partie des mathématiques que l’on appelle la Géométrie de situation. C’est la science des combinaisons des places relatives que peuvent occuper des points, des lignes ou des surfaces. La géométrie ordinaire est l’étude des propriétés des corps qui ne changent pas quand on déplace ces corps sans les déformer autrement que par similitude : la géométrie de situation étudie celles de ces propriétés qui ne changent pas quand on déforme les corps : l’armure d’un tissu, par exemple, ne dépend pas de la mise en forme de ce tissu.
Cette géométrie de situation intervient dans beaucoup de problèmes : un des plus célèbres est celui du coloriage des cartes géographiques. Il s’agit en somme d’habiller une carte géographique avec des tissus de couleurs différentes, de manière qu’un même tissu couvre toute l’étendue d’un pays et que deux pays limitrophes soient couverts de tissus de couleurs différentes. On pense que quatre couleurs suffisent dans tous les cas mais on n’en est pas absolument sûr. Au contraire, on est sûr que sept couleurs suffisent pour une carte d’une surface en forme d’anneau. Les habitants éventuels de l’anneau de Saturne sont ainsi assurés de ne jamais être arrêtés par une difficulté que les habitants de la Terre n’ont pas la certitude de ne pas rencontrer.
La fabrication des tissus intéresse aussi une autre branche des mathématiques. Imaginez que les fils de chaîne soient noirs et les fils de trame blancs. L’entrelacement des fils de chaîne et de trame fera apparaître, à l’aide d’un grossissement convenable, un cannage de carrés blancs et noirs : on appelle « pointés », les carrés noirs. On peut supposer que l’on a affaire à un échiquier dont les cases noires sont distribuées suivant les pointés. Le tissu s’en déduit par juxtaposition d’une série de tels échiquiers. L’échiquier ordinaire à cases alternativement blanches et noires correspond à la « toile ». Dans cet échiquier, les diagonales sont alternativement des files de carrés noirs ou de carrés blancs. S’il y a une diagonale noire, suivie de plusieurs diagonales blanches, on obtient l’armure du « sergé ». Enfin, si les pointés sont disposés en suivant une marche régulière du cavalier dans le jeu d’échecs, on a un « satin ». Les autres armures se déduisent des précédentes au moyen de diverses transformations.
Or, il existe un problème d’arithmétique rattaché à l’échiquier. 11 consiste à écrire un nombre entier dans chaque case de manière que l’on obtienne toujours le même total en ajoutant les nombres de chaque ligne, ou de chaque colonne, ou des deux diagonales centrales. On forme ainsi un « carré magique » . La recherche des carrés magiques a jadis intéressé beaucoup d’esprits. On en trouve un, par exemple, dans la célèbre gravure d’Albert Dürer intitulée Melancholia. Or, de chaque carré magique, on peut déduire une armure et, souvent,. de chaque armure, un carré magique.

Bornons-nous aux carrés magiques formés avec la suite naturelle des nombres entiers. Supposons ces nombres écrits dans les 64 cases d’un échiquier à cases toutes blanches. Nous en déduirons des armures par le procédé suivant : marquons en noir les cases qui contiennent les nombres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, nous aurons une première armure ; puis, opérons de même avec les cases contenant les entiers de 9 à 16, etc... Les dessins obtenus peuvent d’ailleurs représenter des aspects différents d’une même armure. Il est parfois nécessaire pour que tous les fils soient liés de réunir deux de ces armures. C’est ce qui arrive en particulier avec le carré magique de la Melancholia de Dürer qui donne un dérivé de la toile, le cannelé.
La confection d’une robe relève en définitive de différentes disciplines mathématiques et les mathématiciens trouvent dans l’élégance féminine le plus gracieux hommage rendu à leurs travaux.
L’art de la chaudronnerie s’apparente étroitement à celui de l’habillage. Ici, il faut découper les feuilles de métal en longs fuseaux, puis les courber et les réunir. Cela ressemble beaucoup à la coupe et à l’assemblage, bien que le métal ne comporte ni droit fil ni biais. Mais,il est nécessaire d’éviter les plis de la matière et de bien orienter les lignes de plus court chemin.
Cette orientation des lignes les plus courtes se retrouve dans le corps humain. Les fibres de nos muscles sont naturellement disposées suivant de telles lignes commandées par l’équilibre et l’économie de matière. Dans la masse osseuse, l’orientation du tissu spongieux se fait suivant d’autres lignes, en rapport étroit avec la théorie de la résistance des matériaux et les courbes que l’on est amené à tracer clans l’étude des tensions à l’intérieur d’une charpente.


Toutes ces opérations arithmétiques que l’homme, actuel effectue comme en se jouant au cours de sa journée, il a fallu des siècles pour que l’humanité arrive à les préciser, à les isoler, à établir leurs techniques. Nous pouvons mesurer le chemin parcouru en observant la manière dont, aujourd’hui encore, les peuplades dites primitives réalisent la numération et effectuent les calculs les plus simples.
Pour les nègres du Congo, par exemple, compter correspond toujours à une mimique. Les différents doigts indiquent les premiers nombres ; la main fermée représente cinq ; on utilise ensuite les deux mains fermées et, à l’aide des orteils, on peut compter jusqu’à vingt. Pour aller plus loin, on annonce verbalement qu’il s’agit de dizaines, de centaines ou d’une base plus grande, et de nouveau, la mimique permet de fixer le nombre de ces unités nouvelles. D’autres primitifs mettent les objets à compter, successivement en contact avec certaines parties du corps, toujours les mêmes. On reconnaît dans ce procédé, l’ébauche de cette notion de correspondance qui est à la base des mathématiques actuelles.
Le calcul sur les doigts n’est pas réservé aux primitifs ; au moyen âge, ce procédé était courant et permettait de se faire comprendre sur les marchés et les foires. Les livres d’arithmétique de la Renaissance enseignent le calcul sur les doigts. Cette pratique s’est continuée longtemps, avec le calcul au moyen d’abaques ou de bouliers encore en usage en Orient, où l’on peut voir, dans un bureau de poste ou chez le marchand, le caissier agiter de petites billes avant de rendre la monnaie.
Cette mimique s’est conservée aussi pour la mesure des grandeurs. Nous figurons les longueurs par les paumes de nos mains placées face à face parallèlement ou en plaçant la main au-dessus du sol, horizontalement, la paume tournée vers le bas. Au contraire, lorsqu’un Arabe bédouin veut indiquer la hauteur d’une herbe, il place sa main droite verticalement, le petit doigt touchant la terre et écarte plus ou moins les doigts. S’il veut figurer la taille d’un enfant, il tient la main en l’air, le pouce marquant le niveau supérieur de la tête, comme si la main s’était hissée, de proche en proche, le long d’un bâton vertical.
Jusqu’où les primitifs savent-ils compter ? La plupart ne dépassent pas mille, deux mille ; quelquefois dix mille, et ne vont plus loin qu’exceptionnellement. Au delà de ces nombres, on dit « beaucoup » et certaines peuplades, comme celle des Pygmées, disent « beaucoup » à partir de cinq. Dans nos pays eux-mêmes, les grands nombres ne sont apparus que fort tard. Les Egyptiens de la première dynastie (vers -3300) figuraient des nombres atteignant le million mais le mot « million » ne s’est introduit couramment qu’au XV siècle ; le mot « milliard » au Xvie et l’Europe occidentale était en avance.
L’idée si simple pour nous que, après tout nombre entier, il y en a un autre plus grand que lui ; cette idée, à laquelle se réduit en définitive la notion de l’infini en mathématique, est relativement récente. Elle avait échappé aux Grecs et le génie d’Archimède ne l’avait pas clairement exprimée. Il s’était pourtant livré, dans son Arénaire, à un effort immense pour montrer que l’on peut arriver à nommer un nombre si grand soit-il, surpassant non seulement le nombre des grains de sable qui rempliraient la Terre, mais même le nombre de grains de sable qui pourraient remplir l’Univers. Pour le faire, il imagine un système de numération permettant d’atteindre un nombre que l’on écrirait dans notre système décimal à l’aide de 80 millions de milliards de chiffres. C’est pourquoi le nom d’axiome d’Archimède est demeuré clans la science attaché à ce principe que, si grande que soit une longueur, il existe un entier qui dépasse la mesure de cette longueur.
Vingt siècles ont passé depuis l’affirmation d’Archimède ; l’humanité s’est familiarisée avec les grands nombres et jongle aussi bien avec leurs inverses qui sont les nombres très petits. L’étude de l’Univers et celle de l’Atome ont introduit des expressions numériques qui ont cessé de nous étonner. Pour exprimer de très grands nombres, on a introduit P « année de lumière » qui est à la fois une unité de temps et une unité de longueur comme l’expression « jour de marche ». Elle représente le chemin parcouru par la lumière se propageant en ligne droite pendant un an, à la vitesse de trois cent mille kilomètres par seconde, soit dix mille milliards ou une dizaine de trillions de kilomètres. Bien que de tels nombres ne correspondent dans notre esprit à aucune image concrète, nous lisons couramment des phrases comme la suivante : notre Univers est formé des trente milliards d’étoiles de la voie lactée, couronne dont 1 épaisseur est de vingt mille ans de lumière et le diamètre, de trois cent mille ans de lumière. Au delà de cet Univers, s’en trouvent d’autres formant les nébuleuses spirales qui en sont éloignées à des distances de plusieurs millions et même de plusieurs centaines de millions d’années de lumière.
Nous avons acquis la même aisance pour nous mouvoir dans l’infiniment petit, en évaluant les dimensions des molécules ou les trajectoires des corpuscules formant ce système planétaire en miniature dont on a fait l’image de l’atome. Sans doute, nos figures familières se révèlent impuissantes pour représenter des phénomènes dont l’échelle est de l’ordre de grandeur du milliardième de centimètre. Mais le raisonnement mathématique nous permet d’en énoncer les lois et d’en établir les conséquences.


Une autre voie par laquelle les mathématiques pénètrent dans la vie des individus et des peuples est celle de la probabilité. Un grand nombre de nos décisions concernant des événements dus au hasard sont guidées par la notion de probabilité, parfois sous une forme imprécise ou même peu consciente. C’est aussi la probabilité qui règle certaines mesures collectives relatives à la vie économique ou sociale, la marche d’organismes comme les compagnies d’assurances ou les banques, les dispositions techniques de certains apparaoces comme le téléphone automatique par exemple : il y a une science du hasard.
Cependant, si un événement est probable, c’est qu’il n’est pas certain. La probabilité concerne ce que l’on ignore et que l’on désigne par le vocable « hasard ». Comment faire des calculs avec ce que l’on ignore ? Pourtant cette science existe et bien des savants illustres se sont occupés de ces calculs. Leurs résultats ont été très utiles aux sciences de la nature comme aux sciences humaines.
Cela tient à ce que la notion de probabilité est à la base de la science expérimentale, de notre croyance à l’existence des lois naturelles. L’eau chauffée à 100° entre en ébullition ; nous tenons pour hautement probable qu’elle le fera aujourd’hui comme hier, mais nous n’en avons pas la certitude absolue. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que les conditions du phénomène doivent demeurer invariables. Qui oserait douter que le soleil se lèvera demain comme aujourd’hui ? Cependant, dit Joseph Bertrand, le navigateur entraîné vers la nuit polaire s’apercevra -un matin que le soleil a cessé de se lever.
La notion de probabilité pénètre aussi dans la science d’une manière plus directe encore, et plus profonde : elle se trouve au cœur même de certaines parties de la physique moderne. Celle-ci exprime alors des lois résultant de valeurs moyennes des actions d’un nombre immense de molécules dont on ignore les conditions initiales, ou les mouvements, ou les deux à la fois.
Que faut-il entendre au juste par probabilité d’un événement ? Nous avons bien le sentiment qu’un fait est probable, c’est-à-dire qu’il nous paraît plus naturel de voir se produire ce fait plutôt que le fait contraire, nous nous servons constamment de termes tels que « très probable, assez probable, peu probable ». Mais il importe de donner à ces termes une signification assez précise pour permettre de les soumettre au calcul.
Nous y parviendrons aisément par l’examen des jeux, les plus simples : c’est la marche même que Pascal a suivie lorsqu’il a posé les bases du calcul des probabilités. Dans le jeu de pile ou face avec une pièce de monnaie, ou celui de rouge ou noir, pair ou impair, passe ou manque, à la roulette nous savons que, à chaque coup, peut apparaître également soit pile, soit face, soit rouge, soit noir, et nous dirons qu’il y a une chance sur deux pour que sorte le côté pile par exemple, ou encore que cette éventualité a la probabilité 1 /2.
Au jeu de pile ou face, il y a deux cas possibles et un cas favorable à la sortie de pile ; leur rapport est 1/2. Au jeu de dé, avec un seul dé, il y a six cas possibles et un seul cas favorable au nombre trois : leur rapport est 1 /6. Nous dirons que la probabilité d’amener 3 avec un seul dé est 1 /6. Ainsi, la probabilité d’un événement est le rapport du nombre des cas où cet événement se produit au nombre total des cas possibles.
A la vérité, nous supposons, sans le dire expressément, que tous les cas sont également possibles. S’il s’agit d’un dé, par exemple, nous admettons qu’il est établi d’une manière parfaite ; si la matière n’en était pas régulièrement répartie, il pourrait tomber plus facilement sur une face que sur une autre. Il n’existe pas de dé établi d’une manière parfaite, mais il en existe de bien construits. Il n’existe pas non plus de droite parfaite, ni de cercle parfait : cela n’a pas empêché d’établir les règles de la géométrie. Nous établirons donc les règles de la probabilité en supposant le dé parfait : il nous appartiendra de vérifier ensuite dans quelle mesure les résultats obtenus s’adaptent aux circonstances imparfaites dans lesquelles nous serons placés.
De la même manière, si nous tenons pour assuré que la naissance d’un être humain peut avoir lieu n’importe quel jour de la semaine, nous dirons que la probabilité de naître un dimanche est 1/7 et celle de naître un jour ouvrable est 6/7.
Lorsque tous les cas possibles sont des cas favorables, on a une certitude : elle est représentée par une probabilité égale à un. Lorsque tous les cas possibles sont défavorables, l’événement ne peut se produire ; la probabilité est égale à zéro. Dans les cas intermédiaires, la probabilité est un nombre compris entre zéro et un.
Une probabilité est grande ou petite suivant que le nombre qui la représente est voisin de l’unité ou de zéro. Mais cette notion de grande ou petite probabilité est relative, comme toujours. Une distance de 100 kilomètres est importante pour qui va à pied, elle perd peu à peu de son importance si on dispose d’une bicyclette, d’une automobile, d’un avion ; une somme d’argent est plus ou moins importante suivant la situation de fortune où l’on se trouve. Une probabilité sera de même plus ou moins importante suivant l’intérêt qui s’attache à l’événement favorable ou défavorable auquel elle se rapporte.
A l’échelle humaine, c’est-à-dire au’ regard de la durée d’une vie humaine ou du nombre des habitants d’une grande ville, il semble bien qu’une probabilité de quelques millionièmes soit pratiquement négligeable. Le nombre des accidents mortels de la rue est de quelques unités par jour dans une ville d’un ou plusieurs millions d’habitants. Si on ne négligeait pas le risque défini par la probabilité correspondante, on n’oserait jamais sortir de chez soi. En France, il faut compter environ une vingtaine de morts par an, à la suite d’un accident de chemin de fer. Or, les réseaux français transportent environ vingt milliards de voyageurs-kilomètres par an : cela signifie que le transport total est équivalent à celui de vingt milliards de voyageurs pendant un kilomètre ou de vingt millions de voyageurs faisant chacun mille kilomètres. Il en résulte que le risque de mort par accident de chemin de fer est de un millionième pour un voyage de mille kilomètres. Il est assez rare que l’on y prête une attention sérieuse. Cependant, la probabilité de gagner le gros lot à chaque tranche de notre Loterie nationale est inférieure à un millionième ; elle est un peu plus forte que les 8/10 d’un millionième ; elle a encore baissé avec la nouvelle série où elle n’est plus que les 2/3 d’un millionième. Pourtant, le,possesseur d’un billet s’arrête à l’espoir du gros lot avec quelque complaisance, tant il est vrai que notre esprit se tourne en général avec plus de faveur vers les événements heureux que vers les circonstances funestes.
Un évènement peut avoir une probabilité négligeable à l’échelle humaine, c’est-à-dire avoir une chance pratiquement nulle de se produire pendant le cours d’une vie humaine ou pour un habitant d’une grande ville, mais cette même probabilité peut redevenir appréciable si l’on envisage l’ensemble des habitants d’un pays ou la durée d’une période de la vie terrestre. Pour qu’un événement puisse pratiquement être considéré comme impossible dans ce dernier cas, il faut que sa probabilité soit d’une fois pour un nombre de fois représenté par l’unité suivie de plusieurs dizaines de zéros et, à l’échelle de l’Univers, c’est-à-dire par rapport aux dimensions de l’Univers stellaire ou à une période géologique, d’une fois pour un nombre de fois représenté par l’unité suivie de quelques centaines de zéros.


L’idée que nous nous faisons de la probabilité est telle que nous nous attendons à voir les phénomènes la traduire avec fidélité. Dans le jeu de rouge ou noire à la roulette, nous acceptons bien que des séries de rouges puissent se produire, mais nous nous attendons à des compensations ramenant la noire assez souvent pour que, finalement, les chances étant égales, l’une et l’autre couleur se soient présentées à peu près le même nombre de fois. Cette exigence un peu obscure de notre esprit correspond aussi à des lois. Désignons par écart le nombre de fois qu’une couleur sort au delà ou en deçà de la moitié du nombre des parties. L’analyse de ces écarts a conduit à une loi que l’on appelle la « loi des écarts » ou la « loi des grands nombres ».
Lorsqu’on joue un grand nombre de parties, les écarts peuvent être de l’ordre de grandeur de la racine carrée du nombre de ces parties : 10 pour 100 parties ; 100 pour 10.000 parties ; 1.000 pour un million de parties. Il faut entendre par là que la probabilité pour que l’écart dépasse deux ou trois fois dix, ou cent, ou mille, dans les hypothèses précédentes, est faible et négligeable à notre échelle ; elle est en effet de un dix-millième pour deux fois ; d’un milliardième pour trois fois. Le rapport de ces écarts au nombre des parties devient rapidement très petit, mais cela n’empêche pas que chacun d’eux puisse atteindre une valeur considérable quand on joue un très grand nombre de parties.
C’est dans ce fait que réside l’explication de la ruine inévitable du joueur et de l’insuccès de toute martingale dans un jeu même équitable. Lorsque le nombre des parties est très élevé, de longues séries et des écarts considérables se produisent qui viennent à bout des ressources du joueur. Après une série de six rouges, on est tenté de jouer la noire, car les séries de sept rouges sont rares ; mais les séries de six rouges suivies d’une noire sont aussi rares, seulement on ne les remarque pas. Un fait analogue se présente pour les loteries : bien des personnes répugnent à accepter un billet dont le numéro contient plusieurs zéros ou plusieurs fois le même chiffre. Sans doute un tel billet sort-il rarement, mais toute autre combinaison de chiffres sort aussi rarement. Il suffit, pour s’en convaincre, d’écrire au dos de chacun des deux billets le numéro de l’autre, ou de changer le système de numération.
Ainsi, la théorie des probabilités qui doit son origine à l’étude des jeux de hasard, aboutit finalement à la condamnation de ces jeux comme moyens de gain.


La notion de probabilité nous est si familière que nous sommes parfois entraînés à en tirer des conséquences d’ordre moral. Si nous jouons à l’écarté avec un partenaire peu connu de nous et qui retourne le roi plusieurs fois de suite, nous éprouvons quelque inquiétude sur son honnêteté.Il ne faut pas se laisser aller à de telles conclusions tirées de la probabilité des causes. Stuart Mill a dit que l’application des probabilités au domaine moral était le scandale des mathématiques. Lorsqu’il s’agit de porter un jugement sur la probité humaine, rien ne peut remplacer la certitude : toute opinion reposant sur une probabilité inférieure à l’unité doit être résolument écartée.
Au XVIIe siècle et au début du xixe, on s’est beaucoup occupé de l’application des probabilités aux décisions judiciaires. Condorcet et Laplace ont étudié le problème suivant on connaît la probabilité que chaque juge a de se tromper, quelle est la probabilité pour qu’un tribunal composé de plusieurs juges risque de condamner un innocent ? Ce problème résolu, il sera naturel de composer le tribunal de manière1 à réduire autant que possible la probabilité d’une erreur judiciaire. Le calcul, qui est aisé, est dépourvu de sens précis car les mots « probabilité individuelle d’erreur d’un juge » ne correspondent pas à une réalité ni bien définie ni fixe. Son opinion peut varier avec la nature de la cause, l’habileté d’un plaidoyer ou d’un réquisitoire, la valeur , d’un témoignage qui peut lui-même être vrai ou faux.
Si des questions de cette nature sont maintenant abandonnées, on peut se poser des problèmes plus précis concernant la composition d’un jury criminel, d’un tribunal ou d’une commission d’examen.
En France, le jury criminel est composé de douze jurés choisis, au moyen de deux tirages au sort successifs, sur une liste départementale de 300 noms. Si ces 300 personnes assistaient aux débats, elles se formeraient, sur la culpabilité de l’accusé, des opinions que l’on peut représenter par oui ou non. Supposons la cause assez obscure pour qu’il y ait autant de oui que de non.
Le jury devant se prononcer sur la culpabilité à la majorité légale de 7 voix au moins contre 5, la probabilité de condamnation est de 38,7% ; elle ne serait plus que de 19,4% si la majorité d’au moins 8 voix contre 4 devenait nécessaire.
Au tribunal civil, le nombre des juges est impair et le jugement doit être rendu à la majorité. Si, dans un problème délicat de jurisprudence, on consultait l’ensemble des juges du pays, il pourrait arriver, par exemple, qu’une opinion fût soutenue par le tiers d’entre eux, les deux tiers restants soutenant l’opinion contraire. Si le tribunal est composé de trois juges, l’opinion minoritaire a cependant une chance de 27% d’être adoptée ; cette chance ne serait plus que de 21% avec 5 juges et de 17% avec 7 juges.
Dans une commission d’examen, il pourrait aussi arriver que la décision prise par la Commission ne fût pas conforme à celle qu’eût adopté le corps complet des examinateurs. Mais il faut reconnaître que les risques d’erreur sont ici beaucoup plus faibles et que le partage de un contre un, ou de un contre deux pour le collège entier ne se présenterait qu’exceptionnellement. On peut se rallier à l’opinion émise par Jules Tannery que « les examens sont encore le meilleur moyen que les hommes aient trouvé pour consulter le hasard ».
Nous venons de voir quelle influence exerce la notion de probabilité dans la vie individuelle comme dans la vie sociale. Les Etats et les organismes collectifs cherchent à compenser par des assurances les différents risques que l’homme peut courir : mort, accident, maladie, chômage, perte ou vol. Peut-être ce désir d’offrir à la condition humaine le moins d’incertitudes possibles présente-t-il le danger d’atténuer ce goût du risque qui a conduit aux grandes découvertes et aux vastes entreprises et de retarder le progrès par une trop complète uniformité.


Par la voie de la statistique, les mathématiques se sont introduites dans la vie économique et sociale. Elles ont pénétré dans l’éducation et dans cette psychologie de la technique que l’on cultive activement aujourd’hui. Elles régissent aussi l’étude des associations biologiques végétales et animales et il existe maintenant une « mathématique de la lutte pour la vie ». Pendant trois quarts de siècle, les problèmes de sélection naturelle ont fait éclore d’innombrables écrits, dépassant en volume tout ce que les autres idées de la même époque avaient provoqué. Puis, le transformisme a été délaissé et a paru, il y a quelque temps, comme l’a écrit Pearl, « être à son lit de mort ». Il vient de prendre une vigueur nouvelle sous l’action des méthodes mathématiques. En quelques années, les problèmes relatifs au transformisme et à l’évolution viennent de progresser plus qu’ils ne l’avaient fait dans le demi siècle précédent.
Pour donner un exemple du rôle des mathématiques dans les problèmes d’équilibres biologiques, examinons le cas simple de deux espèces animales dont l’une dispose d’une nourriture abondante et dont l’autre vit en dévorant la première. Si l’on soumet le phénomène au calcul, on constate que les nombres des individus de chaque espèce doivent subir des oscillations régulières et qu’il s’établit un « cycle de fluctuation » dépendant des « coefficients d’accroissement ou d’épuisement » des deux espèces isolées ainsi que du « coefficient de voracité » des espèces mises en présence. Il est bien naturel que, lorsque l’espèce dévorée diminue, l’espèce dévorante, privée de nourriture, diminue à son tour. Pendant cette période de paix, l’espèce dévorée reprend quelque vigueur et se multiplie, et le cycle recommence. La théorie conduit à des lois que l’on vérifie par l’expérience : en particulier, s’il s’agit de deux espèces de poissons comestibles, elle montre que la pêche entraîne une diminution de la moyenne de l’espèce dévorante et une augmentation de la moyenne de l’espèce dévorée. L’attention avait été attirée sur ce phénomène par des études statistiques sur les marchés de poissons de la haute Adriatique poursuivies de 1910 à 192S par M. d’Ancona. Au lendemain de la guerre, durant laquelle la pêche avait été interrompue, les espèces voraces avaient augmenté, en particulier les Sélaciens, qui se nourrissent d’autres poissons. Ces résultats étaient conformes aux conclusions mathématiques que Volterra avait obtenues avant de les connaître.
De nombreuses recherches théoriques et expérimentales se poursuivent dans la même voie. On étudie surtout les petits organismes, insectes, protozoaires, bacilles, avec lesquels il est plus commode d’opérer et d’obtenir de nombreuses générations. Le cas des insectes a une importance particulière pour l’entomologie agricole où l’on utilise la lutte biologique en favorisant le développement de certains insectes, parasites d’autres insectes nuisibles aux plantes, afin de se débarrasser de ces derniers.


Nous venons de voir les mathématiques liées aux conditions de la vie matérielle. Elles ne sont pas davantage absentes des phénomènes qui relèvent du goût, de la sensibilité ou de la vie morale.
Je n’insisterai pas sur le rôle des mathématiques dans l’Art et, en particulier, dans l’Architecture ; chacun sait que la beauté des formes est liée à l’existence de rapports simples et que, par exemple, le nombre d’or des anciens intervient fréquemment.
Ce nombre d’or a des propriétés arithmétiques qui ne sont pas moins remarquables que ses propriétés géométriques. Sa valeur est la moitié de la différence entre la racine carrée de cinq et l’unité ; dans la numération décimale, elle est représentée par 0,618... Le nombre d’or intervient dans la construction du pentagone régulier ordinaire et du pentagone régulier étoilé ou pentagramme, célèbre dans l’Ecole de Pythagore qui lui attribuait un sens mystique. On obtient aisément ces deux pentagones en faisant un nœud avec un ruban de papier et en aplatissant ce nœud sur les brins du ruban.
L’emploi du nombre d’or s’est transmis à travers les siècles par les corporations de maçons et d’architectes. On le trouve dans le plan et l’élévation des temples et des églises, dans la composition des scènes des vitraux, des tableaux et des gravures. Notre goût a subi l’influence de sa présence dans la construction de nos maisons, de nos meubles, de nos objets familiers. Si nous dessinons un rectangle ou une ellipse dont la forme soit agréable à nos yeux d’occidentaux, on peut vérifier que le rapport entre la largeur et la longueur diffère peu du nombre d’or.
Les notes et les accords musicaux correspondent aussi à des rapports numériques simples. On a commencé récemment à caractériser par des expressions mathématiques la beauté de certains vases. La peinture et la poésie, a-t-on dit, sont des mathématiques voilées.
Il y a d’ailleurs, dans la Mathématique elle-même, une beauté intérieure, d’un caractère nécessairement un peu ésotérique, qui réside dans l’harmonie des rapports que formulent ses lois.
La mathématique réagit également sur la vie morale, soit d’une manière directe comme nous l’avons vu dans l’étude des jeux de hasard, soit d’une manière indirecte en contraignant l’esprit à des habitudes d’ordre et de netteté qu’il transporte naturellement dans le domaine moral. Bien des actes, d’un caractère douteux au regard de notre éthique, ne deviennent que trop aisés par suite du manque de précision et de clarté de l’esprit de celui qui les commet. La science en général, les mathématiques en particulier, exigent une sincérité et une probité de tous les instants dont l’heureux effet est contagieux.
J’ai laissé volontairement de côté la Science elle-même dont la mathématique est le langage. Une discipline ne mérite vraiment le nom de « science » que le jour où les mathématiques y ont pénétré.
« Si vous savez mesurer ce dont vous parlez, a écrit lord Kelvin, et l’exprimer en nombres, c’est que vous en savez quelque chose ; mais si vous ne savez ni le mesurer ni l’exprimer en nombres, votre connaissance est vague et peu satisfaisante ».
J’ai voulu me borner à la vie courante, individuelle, professionnelle, sociale, et essayer de vous montrer qu’elle fait une consommation incessante des nombres petits ou grands, des calculs qui les transforment, ou des lignes qui en sont l’image. Mais alors, dira-t-on, que font les mathématiciens si l’objet de leur tâche est d’effectuer ces mêmes opérations que chacun de nous emploie au cours ,de toutes ses journées ? . Ils font autre chose. Les lois qui régissent les rapports entre les nombres, ils les étudient d’une manière de plus en plus approfondie ; iis créent les méthodes qui servent à cette étude et de nouveaux problèmes se lèvent sous leurs pas à mesure qu’ils en résolvent. La fantaisie les mène, Plutarque dit qu’Archimède « dédaignant la science d’inventer des machines, employa son esprit et son étude à écrire seulement les choses dont la beauté et subtilité ne fût aucunement mêlée avec la nécessité ».
Leurs découvertes demeurent parfois inutilisées pendant des siècles : ce sont des outils qui attendent la main de l’ouvrier qui saura en tirer parti. On l’a répété souvent : lorsque les Grecs étudiaient les sections coniques, ils ne prévoyaient pas le grand secours que pourraient en tirer plus tard l’Astronomie et la Navigation. Ils ne prévoyaient pas non plus que les propriétés de ces courbes serviraient un jour à résoudre le problème du repérage des canons au moyen du son. Les arithméticiens qui se sont les premiers divertis aux carrés magiques ne se doutaient pas que l’on confectionnerait des tissus au moyen de leurs chiffres. Les géomètres qui ont étudié certains espaces étaient loin de songer aux applications que les électriciens en ont fait récemment à des problèmes difficiles de leur technique.
Ils ont partagé le monde mathématique1 en un petit nombre de continents dont ils poursuivent l’exploration : celui des nombres et des grandeurs que ces nombres mesurent ; celui des lois et des fonctions qui les traduisent ; celui du déterminisme, c’est-à-dire des équations différentielles permettant de déduire l’être mathématique tout entier à partir d’une cellule initiale ; celui des espaces et de leurs géométries ; celui du hasard et des probabilités.
Leur science a le privilège de s’accroître par juxtaposition, alors que les sciences de la nature et des sciences humaines se développent fréquemment par substitution de théories nouvelles qui s’édifient sur les ruines des anciennes ou à côté d’elles. Dans la cité mathématique au contraire, on se borne à percer de nouvelles avenues en conservant les vieux quartiers au moyen de quelques aménagements intérieurs. La joie esthétique qu’apporte aux mathématiciens la contemplation de cette cité est leur véritable récompense. La beauté de ses constructions abstraites offre parfois la même harmonie que les lignes de l’architecture ou les accords de la musique. Et leur solidité défie les siècles ! Comme l’ont écrit Vito Volterra et
Paul Painlevé : « La mort peut anéantir les empires : la géométrie D’Euclide s’accorde toujours avec la géométrie d’aujourd’hui ».
Cette pérennité, la mathématique et l’art sont seuls à la posséder. Devant le renouvellement continuel des doctrines et des écoles qui gouvernent les sciences de la nature et les sciences humaines seules demeurent immobiles les formes de la mathématique et les Cormes de l’art.
Une page de Racine ou de Verlaine garde son harmonie à travers les âges tant que la langue n’a pas subi de transformation profonde n portrait de Clouet, un paysage de Claude Lorrain, une scène de r ragonard, un groupe de Carpeaux gardent leur vigueur et leur grâce tant que l’œil humain sait recueillir les joies de lalumière et de la forme. Une mélodie de Bizet ou de Fauré, une symphonie de Berlioz ou de Saint-Saens conservent leur charme et la puissance de leur émotion tant que l’oreille humaine reste sensible à certains accords. Un théorème d’Euclide ou d’Henri Poincaré garde sa vérité tant que la raison humaine demeure inaltérée.

J’ai essayé de vous montrer combien la connaissance des mathématiques est utile à tous et que, pour un homme vivant au sein de la civilisation moderne, c’est une infirmité véritable que d’en ignorer les rudiments. Savoir compter est aussi indispensable que savoir lire et écrire.
En outre, comme l’écrit Pascal : « ... entre esprits égaux et toutes choses pareilles, celui qui a de la géométrie l’emporte, et acquiert une vigueur toute nouvelle ». Il acquiert souvent aussi un goût plus affiné et une conscience plus droite.

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